Au Vieux cimetière de Mirepoix, une stèle funéraire discrète se trouve derrière les tombeaux plus imposants, du côté du mur est. Elle attire l’attention, par la photo du jeune garçon enterré là, et par son épitaphe : « Ici Repose ARRIVÉ Rodolphe ARTISTE décédé à l’âge de 16 ans. R – E – ».

Aucune date ne figure sur la pierre. Les mots gravés semblent l’avoir été de façon hâtive. Une recherche méthodique dans les registres d’état-civil donne ces renseignements, sans préciser la cause du décès : « Nº 59 Arrivé Rodolphe Elie 15 ans. Le quinze décembre mil neuf cent vingt-cinq, dix-huit heures, Rodolphe Elie Arrivé, né à Bordeaux (Gironne [sic]), le vingt-quatre avril mil neuf cent-dix, Artiste, fils de Emile Elie Arrivé et de Franciska Durozier, est décédé Cours St Maurice. Dressé le seize décembre mil neuf cent vingt-cinq, dix heures, sur la déclaration de Paul Tournier, soixante-cinq ans, cordonnier à Mirepoix, qui lecture faite a Signé avec Nous, Paul Porcher Maire de Mirepoix. PPorcher  Paul Tournier »[1]

Rodolphe ARRIVÉ et sa famille

Son acte de naissance apporte quelques précisions : « L’an mil neuf cent dix, le vingt cinq avril à dix heures du matin devant nous Barthélémy Roques, Adjoint au Maire de Bordeaux, délégué pour remplir les fonctions d’Officier de l’État Civil, a comparu Lucie Lannelongue âgée de trente quatre ans sage femme à la maternité y demeurant laquelle nous a présenté pour le père empêché un enfant du sexe masculin né chemin de Canolle[2] s/n le vingt quatre du courant à dix heures du soir de Émile Élie Arrivé âgé de vingt quatre ans artiste et de Franciska Durozier âgé de dix neuf ans artiste son épouse sans domicile fixe enfant auquel on donne les prénoms de Rodolphe Élie. Dont acte fait en présence de M. Pierre Seize âgé de soixante seize ans et Marcel Comme âgé de trente ans employés chemin de Canolle s/n. Lecture faite du présent acte, la comparante et les témoins ont signé avec nous. Seize        Comme LLannelongue BRoques »[3].

La naissance de Rodolphe ARRIVÉ est déclarée par Lucie LANNELONGUE, sage-femme, et l’adresse du chemin de Canolle, sans numéro, à Bordeaux, est celle de l’hôpital et maternité. Les deux parents sont artistes et sans domicile fixe, ce qui indique qu’ils sont artistes itinérants ou ambulants.

Franciska DUROZIER, la jeune mère de Rodolphe ARRIVÉ, est née le 9 avril 1891 à Cercoux (Charente-Maritime), de Louis Henri François DUROZIER (1861), artiste dramatique et photographe, et de Jeanne Léopoldine BATTELIER (1865), artiste et photographe, elle aussi. Le couple a quatorze enfants. La date admise pour l’invention de la photographie est 1839, année à partir de laquelle le métier de photographe va se développer et être pratiqué par des hommes mais aussi des femmes. La plupart d’entre eux travaillent en studio, où les personnes viennent poser pour avoir leur portrait sous forme de photo-carte ou de grande photo à encadrer dans leur salon, mais les photographes se déplacent aussi à l’occasion de mariages ou de grands événements, ou à la demande d’une famille, dont chaque membre pose à son tour. Cette mobilité des parents DUROZIER, artistes et photographes, est peut-être à l’origine d’une vocation poussant de nombreux membres de la famille à prendre la route et à se produire en donnant des spectacles, de ville en ville.

Franciska DUROZIER est artiste dramatique. Elle épouse Émile Élie ARRIVÉ, artiste dramatique aussi,  le 12 octobre 1908, au Bouscat (Gironde). Il est né le 1er octobre 1885 à Pons (Charente-Maritime). Leur acte de mariage indique :

« L’an mil neuf cent huit, le douze octobre à onze heures du matin, devant nous Alfred Vigneau, adjoint au Maire de la commune du Bouscat (Gironde), remplissant par délégation les fonctions d’officier public de l’État Civil, se sont présentés, en la maison commune, pour être unis par le mariage :

D’une part : Émile Élie Arrivé, artiste, âgé de vingt-trois ans, né le premier octobre mil huit cent quatre vingt-cinq à Pons (Charente-Inférieure), domicilié au Bouscat rue Cousol numéro vingt-deux fils majeur de Louis Hector Arrivé, couvreur, âgé de quarante-six ans et de Marie Pichon, son épouse, sans profession, âgée de quarante-trois ans, domiciliés au Bouscat rue Cousol numéro vingt-deux, ici présents et consentants.

Et d’autre part : Franciska Durozier, artiste, âgée de dix-sept ans, née le neuf avril mil huit cent quatre vingt onze à Cercoux (Charente-Inférieure) domiciliée à Bègles (Gironde), fille mineure de Louis Henri François Durozier, artiste, âgé de quarante-sept ans et de Jeanne Léopoldine Battelier, son épouse, sans profession, âgée de quarante-trois ans, domiciliés à Bègles, ici présents et consentants[4]. »

Les témoins sont un ouvrier en parapluies, une culottière et deux giletières. Peut-être ces personnes, toutes de Bordeaux ou du Bouscat, travaillent-elles pour les costumes et accessoires de la famille DUROZIER, dont le théâtre itinérant est très connu depuis déjà deux générations ?

Le projet de mariage avait été annoncé le 28 septembre 1908 dans la presse locale : « Émile Arrivé, 22 ans, artiste rue Coudol, 22, au Bouscat, et Franciska Durozier, 17 ans, artiste, place de la Castagne à Bègles. »[5] Le mariage est rapporté le 15 octobre : « Émile Arrivé, artiste, rue Coudal, 22 et Franciska Durozier, artiste, à Béziers. »[6] À quelques jours près, l’adresse de Franciska DUROZIER diffère : cela indique bien la vie des artistes ambulants.

Franciska, mère de Rodolphe ARRIVÉ, meurt à Cornebarrieu (Haute-Garonne) le 27 avril 1976.

En remontant le temps …

Les arrière-grands-parents maternels de Rodolphe, Jean Marie du ROSIER et Léontine MAURIER, sont artiste ambulant et vannier pour lui, artiste dramatique pour elle. Le couple a dix enfants, pour lesquels on trouve les métiers suivants : artiste dramatique pour quatre d’entre eux, artiste ambulant dramatique pour trois, photographe, artiste d’agilité[7], peintre décorateur. Ils épousent souvent des personnes pratiquant les mêmes métiers.

Louis Henri François DUROSIER (ou DUROZIER), deuxième enfant de la fratrie, et Léopoldine BATTELIER, grands-parents maternels de Rodolphe ARRIVÉ, et leurs enfants poursuivent la tradition familiale de l’art dramatique ambulant et de la photographie.

Le ravissant portrait en médaillon qui figure sur la pierre tombale de Rodolphe ARRIVÉ ne peut être qu’une photo prise par un membre de sa famille : l’un de ses grands-parents, sa grand-tante Eugénie ou le mari de celle-ci, Charles LORO.

La génération suivante se détourne de la photographie pour se consacrer entièrement au spectacle : outre ses parents, les oncles et tantes de Rodolphe et leurs conjoints sont artistes dramatiques ou lyriques. Sa tante par alliance Jeanne COUTEAU, épouse de son oncle Raphaël Henri, est artiste lyrique et directrice du cirque Farina, célèbre jusque dans les années cinquante.

Du théâtre ambulant au théâtre fixe, la longue et noble tradition des artistes itinérants

De nombreuses familles d’artistes dramatiques ambulants se produisaient en France au XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe. La tradition remonte à l’Antiquité et dure au fil du temps.

Théâtre itinérant, début du XXe siècle. Coll. privée.

Ce monde un peu magique, nourri par la Commedia dell’arte, par des spectacles mêlant improvisations, jeux de masques et acrobaties, par des pièces apprises et transmises oralement, se produisait de ville en village. Les artistes s’installaient pour plusieurs jours, parfois plusieurs semaines.

Les palquistes jouaient sur une estrade ou des planches posées sur des tréteaux, de façon plus modeste, les banquistes se produisaient dans un théâtre, soit celui de la commune, soit un théâtre en bois qu’ils montaient sur la place ou sur un boulevard à leur arrivée.

Descendant de cette lignée qui avait créé à ses débuts le si bien nommé « Théâtre du Bel Air », Maurice DUROZIER, qui a été acteur au « Théâtre du Soleil » d’Ariane MNOUCHKINE, raconte volontiers que son trisaïeul Jean Marie DUROZIER était fils naturel d’un petit noble breton, avait été élevé chez des Jésuites, avant de s’enfuir avec un cirque de passage… Histoire ou légende, peu importe.

Théâtre itinérant, début du XXe siècle. Coll. privée.

Les derniers acteurs ambulants de la famille DUROZIER ont dû pour la plupart travailler en usine à partir des années soixante, victimes du désintérêt du public pour leurs spectacles au profit de la télévision. Malheureux que l’immense répertoire familial de plus de cinquante pièces de théâtre se perde, puisqu’il se transmettait uniquement à l’oral, certains descendants de cette grande famille DUROZIER avaient encore récemment le projet de reprendre la route, en hommage à leurs ancêtres…

→ Rodolphe (1910-1925)

La vie de ce jeune garçon s’est arrêtée à Mirepoix, Cours Chabaud. Il était fils unique. Il porte le prénom du héros imaginé par Eugène SUE pour Les Mystères de Paris, dont la famille DUROZIER avait tiré une version théâtrale.

On imagine les roulottes pleines de vie, de chants, de bruits, de couleurs, de costumes, les grands décors de bois montés et démontés, installés pour quelques jours, à partir desquels la famille DUROZIER, ARRIVÉ, FALCK et autres alliés, s’apprêtait à donner ses spectacles. Ces artistes sont repartis, un jour de 1925, laissant l’un des leurs reposer à Mirepoix, avec, en souvenir pour tous, son doux visage, photographié par l’un des membres de sa famille…

Martine ROUCHE

Guide conférencier

→ Mea Culpa

Dans le numéro précédent, le nom de l’auteur de l’article sur Jean-Baptiste MERCADIER était manquant. Il s’agissait également de Martine ROUCHE, à qui nous adressons toutes nos excuses pour cet oubli.


[1] A.M. Mirepoix.

[2] Adresse de l’hôpital-maternité.

[3] A.D. 33, Bordeaux, 1e section, Naissances, 1910, 4E 22798, vue 86/257.

[4] A.D. 33, Le Bouscat, AE 19250, mariages, 1908, vues 83, 84/108.

[5] La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, 28 septembre 1908, p. 4/6.

[6] Ibidem, 15 octobre 1908.

[7] Un artiste d’agilité pouvait survoler un village en montgolfière et en jeter des serpentins ou des fleurs, ou exécuter des cascades à cru sur un cheval.